Le 12 janvier 1833, n'ayant même pas fêté ses 49 ans, l’illustre cuisinier qui avait jadis servi le prince de Talleyrand, le futur George IV, ainsi que le tsar Alexandre, rendit l'âme, après une longue maladie.
Auteur de nombreux
ouvrages gastronomiques, inventeur du vol-au-vent, de la toque, Antonin Carême avait
perfectionné les soufflés, codifié la cuisine française en devenant également
le maitre incontesté de pièces montées, véritables chefs-d’œuvre comestibles
représentant moult édifices.
On a souvent évoqué le génie d'Antonin Carême en se basant sur sa contribution monumentale
à la cuisine française, mais il faut souligner que son savoir s'étendait à
d'autres sujets tels que l'architecture. Il était persuadé d'ailleurs que l'architecture
et l'art culinaire étaient inséparables. Avant de s'engager dans les cuisines, de
gravir les échelons jusqu’au monde des grands diners diplomatiques, il vécut
une enfance pauvre, dénudée d'éducation, en proie à la faim et fut la victime d’abandon.
Mais tout cela n'empêcha pas à cet autodidacte de s'instruire et de se distinguer en France et au-delà.
Afin de mieux relativiser et d'apprécier le génie de Carême, il faudrait se
pencher sur une autre histoire : celle de la phrénologie.
Cette pseudoscience, controversée à son époque et largement
délaissée aujourd'hui (mis à part les quelques notions qu’elle partage avec la
neuroscience), tentait de corroborer le talent, la carrière et le caractère d'un
individu avec les formations de son crâne.
Aujourd'hui plus sérieusement en psychologie nous avons le Journal de la personnalité et des différences
individuelles ainsi que le Journal de
la personnalité et de la psychologie sociale qui abordent des sujets comme
l'introversion, l'extraversion et toute une gamme de dimensions des personnalités
et des identités. Dans d’autres domaines de la psychologie, il existe des
études sur la créativité et les diverses formes d'intelligence comme celles
mises en avant par le psychologue, Daniel Goleman. Mais voilà, au 19e siècle,
il y avait Le crâne. Et en France notamment, on pouvait lire le Journal de la Société Phrénologique.
Cette publication rassemblait des études et des trouvailles autour du crâne
humain. Épatant.
Décidemment nous sommes bien loin des cuisines ! Mais un peu de patience...
Les principes de la phrénologie furent d’abord établis par le médecin allemand
Franz Joseph Gall (1758 - 1828) et par son adhérent, Johann Kaspar Spurzheim
(1776 - 1832). En 1805, l’empereur François Ier d’Autriche ordonna à Gall de
cesser son enseignement, dû au « péril qu’il représentait pour la religion et
les bonnes mœurs ». Interdit d’enseigner à Vienne, Gall fut contraint de tenir
ses conférences ailleurs en Europe, et finit par s’installer à Paris. C’est donc surtout
à Paris que se développa la phrénologie.
Nous ferons comme si nous étions en cours avec Gall ou même Spurzheim pour découvrir les principes de la phrénologie. Elles sont au nombre de cinq: 1) le cerveau est l'organe de l'esprit; 2) les aptitudes d'un humain peuvent être analysées en tant qu'un nombre définitif de facultés indépendantes (plus ou moins vrai, selon la neuroscience); 3) ces facultés sont innées et chacune d'elles réside sur une région de la surface du cerveau (plus ou moins vrai selon la neuroscience); 4) la taille de ladite région mesure le degré auquel cette faculté constitue un élément important dans le caractère de l'individuel; 5) la correspondance entre le crâne et les contours du cerveau est suffisamment proche pour permettre à un observateur d’examiner la surface extérieure de la tête et ainsi d’identifier les tailles relatives de certaines régions du cerveau.
Spurzheim identifia plusieurs régions du crâne qu'il jugea correspondre à certains
traits, tels que l'amabilité, la prudence, l'amour propre, la combativité,
l'idéalisme, la concentration, le constructivisme, la destructivité, le caractère
secret, la bienveillance, l'espoir, la perception des couleurs, la mémoire, et
la perception de la musique.
Un an avant la mort d'Antonin Carême, Spurzheim rendit l'âme non sans avoir
vivement impressionné un certain Pierre Marie Alexandre Dumoutier qui deviendra
l'un des champions de la phrénologie en France. Cet ancien étudiant en médecine
n'avait jamais fini ses études, mais en 1820, après avoir assisté aux cours de
Spurzheim, il avait commencé sa carrière de phrénologiste et de collectionneur.
En 1831, il fonda la Société phrénologique, établissant le journal du même nom.
Bon très bien, mais je ne voix plus le lien avec les pièces montées ni avec Carême...
On y arrive !
Attention, cela devient assez macabre. Comme la plupart des adeptes de cette 'science', Dumoutier s'intéressait à deux catégories de crâne humain pour tester ces théories: 1) les personnages célèbres, dont les facultés marquantes et bien connues du public devaient en principe confirmer la nature de certaines formations crâniennes et 2) les aliénés du genre criminel et les ‘idiots’ – car l'une des préoccupations de la phrénologie était son application dans la criminologie. Cette dernière catégorie accusait une certaine xénophobie comme l'attestent les divers crânes d'aliénés en provenance d'Océanie figurant dans la collection de Dumoutier.
En ce qui concerne la catégorie des aliénés, on imagine qu'une
permission explicite n'était pas nécessaire pour s'approprier un crâne ou une
moulure. Cependant, afin que le crâne d'une personnalité célèbre se retrouvât
dans la collection de Dumoutier, il fallait préalablement se faire accorder un don.
Il se trouve qu'Antonin Carême donna son accord à la société un peu avant sa
mort.
L'inclusion d'Antonin Carême dans la collection de personnalités célèbres de
Dumoutier est remarquable. Notre cuisinier se retrouvait en bonne compagnie :
Benjamin Constant, Casimir Périer, Raspail et Laplace ne sont que quelques
exemples d'échantillons relevés.
Qu'a t'on donc trouvé en examinant le crâne d'Antonin Carême ?
Dans le Journal de la Société Phrénologique
parut en octobre 1833, neuf mois après la mort de Carême, on retrouve
cette analyse du docteur Casimir Broussais qui attribue le génie de Carême non
pas à la cuisine, mais bien à l'architecture:
"Passons maintenant à des hommes distingués par des talents
particuliers. Voici Carême, d'abord, que je n'appellerai pas le cuisinier, mais
l'architecte. La moindre gloire de Carême est certes d'avoir ordonné tous les
grands diners diplomatiques en Europe depuis 1810; l'art culinaire n'était pour
lui qu'une branche de l'architecture, qu'il exploitait avec un talent dont une
réputation européenne fut la récompense, mais dont la sphère était cependant
trop étroite pour son esprit poétique."
Plus loin:
"C'est le 14 janvier de cette année [12 ?] que Carême a succombé! On a
trouvé, dans ses papiers, plusieurs plans d'architecture dessinés par lui-même
et finis, des monumens [sic] de décors de table d'une beauté admirable, des
manuscrits, etc."
C’est de cette manière que Broussais
nous explique l'adhérence de Carême à sa cuisine:
"Oui, c'est l'amour de la gloire qui animait, qui inspirait Carême dans
ses compositions littéraires, comme dans ses projets d'architecture, comme dans
ses conceptions culinaires! Mais comment l'amour de la gloire l'avait-il laissé
végéter à la cuisine, lui que ses moyens naturels auraient pu conduire à une
position sociale relevée? Comment? Le voici. Si Carême est resté
cuisinier, c'est qu'il y avait pour lui un génie de l'art du cuisinier, comme
il y a un génie de l'art du peintre ou du sculpteur; c'est que sa mission à lui,
était d'élever au rang de science un art qui jusque-là n'avait jamais osé
prétendre à cet honneur."
« Végéter à la cuisine »... cela en dit long sur la compréhension de ce monsieur !
Et pour terminer, il nous révèle, oh merveille, que le caractère de
Carême est bien corroboré avec son crâne, surtout n'en doutez pas :
"Vous voyez quels talens [sic] distingués possédaient cet homme, sa
tête en donne l'explication : vous remarquez un développement général assez
grand; la partie antérieure forte, et les organes de l'idéalité, de la
construction, sont largement développés; ils sont soutenus par ceux des sentiments
affectueux et par celui de l'amour de l'approbation, tressaillant sur cette
tête. Il serait trop long d'expliquer la correspondance de toutes ses facultés
prédominantes avec les développements de son crâne ; je dirai seulement
que si l'organe de l'amour des enfants est très fort chez Carême, on ne
s'étonnera pas d'apprendre qu'il les aimait beaucoup en effet, et qu'il en a
doté une vingtaine."
J'ignore si Carême versait des dons aux enfants, mais l'on pourrait
attribuer sa bienveillance envers eux comme étant le résultat d'une forte
empathie provenant de sa longue enfance de misère. Ayant vécu l'abandon,
peut-être voulait-il à son tour venir en aide à d'autres enfants ? Mais non,
selon la Société phrénologique, ce comportement bénévole a pour origine, la
forme du crâne d'Antonin Carême et donc de son cerveau. Tout s’explique !
Mais revenons-en au génie de Carême. Bien que ces analyses phrénologiques furent terriblement non-scientifiques, le seul fait de s’approprier le crâne d’un cuisinier, le fait de publier ensuite l’analyse de ce crâne confirme encore le fort intérêt porté pour le personnage de Carême. En effet, ce serait l’équivalent aujourd’hui d’étudier les cerveaux d’Alain Ducasse ou de Pierre Hermé, ce qui serait peu probable.
On en déduit que Carême laissa une extraordinaire impression à ses contemporains – s’attirant non seulement les masses populaires qui achetaient ses livres culinaires, mais aussi les pseudoscientifiques.
Qu’advint-il de la collection phrénologique de Dumoutier? Elle se trouve aujourd’hui au Musée d’histoire naturelle dans le Jardin des Plantes à Paris. S’il vous vient l’idée de rendre hommage au magnifique crâne d’Antonin Carême, vous pourriez peut-être vous procurer des pâtisseries afin de les déguster dans le jardin, juste avant votre visite.
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