Tuesday, November 16, 2021

Le génie d'Antonin Carême ou l'histoire de la phrénologie

 

Le 12 janvier 1833, n'ayant même pas fêté ses 49 ans, l’illustre cuisinier qui avait jadis servi le prince de Talleyrand, le futur George IV, ainsi que le tsar Alexandre, rendit l'âme, après une longue maladie. 

Auteur de nombreux ouvrages gastronomiques, inventeur du vol-au-vent, de la toque, Antonin Carême avait perfectionné les soufflés, codifié la cuisine française en devenant également le maitre incontesté de pièces montées, véritables chefs-d’œuvre comestibles représentant moult édifices.

On a souvent évoqué le génie d'Antonin Carême en se basant sur sa contribution monumentale à la cuisine française, mais il faut souligner que son savoir s'étendait à d'autres sujets tels que l'architecture. Il était persuadé d'ailleurs que l'architecture et l'art culinaire étaient inséparables. Avant de s'engager dans les cuisines, de gravir les échelons jusqu’au monde des grands diners diplomatiques, il vécut une enfance pauvre, dénudée d'éducation, en proie à la faim et fut la victime d’abandon. Mais tout cela  n'empêcha pas à cet autodidacte de s'instruire et de se distinguer en France et au-delà.

Afin de mieux relativiser et d'apprécier le génie de Carême, il faudrait se pencher sur une autre histoire : celle de la phrénologie. 

Cette pseudoscience, controversée à son époque et largement délaissée aujourd'hui (mis à part les quelques notions qu’elle partage avec la neuroscience), tentait de corroborer le talent, la carrière et le caractère d'un individu avec les formations de son crâne. 

Aujourd'hui plus sérieusement en psychologie nous avons le Journal de la personnalité et des différences individuelles ainsi que le Journal de la personnalité et de la psychologie sociale qui abordent des sujets comme l'introversion, l'extraversion et toute une gamme de dimensions des personnalités et des identités. Dans d’autres domaines de la psychologie, il existe des études sur la créativité et les diverses formes d'intelligence comme celles mises en avant par le psychologue, Daniel Goleman. Mais voilà, au 19e siècle, il y avait Le crâne. Et en France notamment, on pouvait lire le Journal de la Société Phrénologique. Cette publication rassemblait des études et des trouvailles autour du crâne humain. Épatant.

Décidemment nous sommes bien loin des cuisines ! Mais un peu de patience...

Franz Gall recevant une jeune fille

Les principes de la phrénologie furent d’abord établis par le médecin allemand Franz Joseph Gall (1758 - 1828) et par son adhérent, Johann Kaspar Spurzheim (1776 - 1832). En 1805, l’empereur François Ier d’Autriche ordonna à Gall de cesser son enseignement, dû au « péril qu’il représentait pour la religion et les bonnes mœurs ». Interdit d’enseigner à Vienne, Gall fut contraint de tenir ses conférences ailleurs en Europe, et finit par s’installer à Paris. C’est donc surtout à Paris que se développa la phrénologie.

Nous ferons comme si nous étions en cours avec Gall ou même Spurzheim pour découvrir les principes de la phrénologie. Elles sont au nombre de cinq: 1) le cerveau est l'organe de l'esprit; 2) les aptitudes d'un humain peuvent être analysées en tant qu'un nombre définitif de facultés indépendantes (plus ou moins vrai, selon la neuroscience); 3) ces facultés sont innées et chacune d'elles réside sur une région de la surface du cerveau (plus ou moins vrai selon la neuroscience); 4) la taille de ladite région mesure le degré auquel cette faculté constitue un élément important dans le caractère de l'individuel; 5) la correspondance entre le crâne et les contours du cerveau est suffisamment proche pour permettre à un observateur d’examiner la surface extérieure de la tête et ainsi d’identifier les tailles relatives de certaines régions du cerveau.

Spurzheim identifia plusieurs régions du crâne qu'il jugea correspondre à certains traits, tels que l'amabilité, la prudence, l'amour propre, la combativité, l'idéalisme, la concentration, le constructivisme, la destructivité, le caractère secret, la bienveillance, l'espoir, la perception des couleurs, la mémoire, et la perception de la musique. 


Un an avant la mort d'Antonin Carême, Spurzheim rendit l'âme non sans avoir vivement impressionné un certain Pierre Marie Alexandre Dumoutier qui deviendra l'un des champions de la phrénologie en France. Cet ancien étudiant en médecine n'avait jamais fini ses études, mais en 1820, après avoir assisté aux cours de Spurzheim, il avait commencé sa carrière de phrénologiste et de collectionneur. En 1831, il fonda la Société phrénologique, établissant le journal du même nom.

Bon très bien, mais je ne voix plus le lien avec les pièces montées ni avec Carême...  

On y arrive ! 

Attention, cela devient assez macabre. Comme la plupart des adeptes de cette 'science', Dumoutier s'intéressait à deux catégories de crâne humain pour tester ces théories: 1) les personnages célèbres, dont les facultés marquantes et bien connues du public devaient en principe confirmer la nature de certaines formations crâniennes et 2) les aliénés du genre criminel et les ‘idiots’ – car l'une des préoccupations de la phrénologie était son application dans la criminologie. Cette dernière catégorie accusait une certaine xénophobie comme l'attestent les divers crânes d'aliénés en provenance d'Océanie figurant dans la collection de Dumoutier. 

En ce qui concerne la catégorie des aliénés, on imagine qu'une permission explicite n'était pas nécessaire pour s'approprier un crâne ou une moulure. Cependant, afin que le crâne d'une personnalité célèbre se retrouvât dans la collection de Dumoutier, il fallait préalablement se faire accorder un don.

Il se trouve qu'Antonin Carême donna son accord à la société un peu avant sa mort. 

Crâne d'Antonin Carême, Paris

L'inclusion d'Antonin Carême dans la collection de personnalités célèbres de Dumoutier est remarquable. Notre cuisinier se retrouvait en bonne compagnie : Benjamin Constant, Casimir Périer, Raspail et Laplace ne sont que quelques exemples d'échantillons relevés.

Qu'a t'on donc trouvé en examinant le crâne d'Antonin Carême ?

Dans le Journal de la Société Phrénologique parut en octobre 1833, neuf mois après la mort de Carême, on retrouve cette analyse du docteur Casimir Broussais qui attribue le génie de Carême non pas à la cuisine, mais bien à l'architecture: 

"Passons maintenant à des hommes distingués par des talents particuliers. Voici Carême, d'abord, que je n'appellerai pas le cuisinier, mais l'architecte. La moindre gloire de Carême est certes d'avoir ordonné tous les grands diners diplomatiques en Europe depuis 1810; l'art culinaire n'était pour lui qu'une branche de l'architecture, qu'il exploitait avec un talent dont une réputation européenne fut la récompense, mais dont la sphère était cependant trop étroite pour son esprit poétique." 

Plus loin: 

"C'est le 14 janvier de cette année [12 ?] que Carême a succombé! On a trouvé, dans ses papiers, plusieurs plans d'architecture dessinés par lui-même et finis, des monumens [sic] de décors de table d'une beauté admirable, des manuscrits, etc."

C’est de cette manière que Broussais nous explique l'adhérence de Carême à sa cuisine:

"Oui, c'est l'amour de la gloire qui animait, qui inspirait Carême dans ses compositions littéraires, comme dans ses projets d'architecture, comme dans ses conceptions culinaires! Mais comment l'amour de la gloire l'avait-il laissé végéter à la cuisine, lui que ses moyens naturels auraient pu conduire à une position sociale relevée? Comment? Le voici.  Si Carême est resté cuisinier, c'est qu'il y avait pour lui un génie de l'art du cuisinier, comme il y a un génie de l'art du peintre ou du sculpteur; c'est que sa mission à lui, était d'élever au rang de science un art qui jusque-là n'avait jamais osé prétendre à cet honneur."

« Végéter à la cuisine »... cela en dit long sur la compréhension de ce monsieur !

Et pour terminer, il nous révèle, oh merveille, que le caractère de Carême est bien corroboré avec son crâne, surtout n'en doutez pas : 

"Vous voyez quels talens [sic] distingués possédaient cet homme, sa tête en donne l'explication : vous remarquez un développement général assez grand; la partie antérieure forte, et les organes de l'idéalité, de la construction, sont largement développés; ils sont soutenus par ceux des sentiments affectueux et par celui de l'amour de l'approbation, tressaillant sur cette tête. Il serait trop long d'expliquer la correspondance de toutes ses facultés prédominantes avec les développements de son crâne ;  je dirai seulement que si l'organe de l'amour des enfants est très fort chez Carême, on ne s'étonnera pas d'apprendre qu'il les aimait beaucoup en effet, et qu'il en a doté une vingtaine."

J'ignore si Carême versait des dons aux enfants, mais l'on pourrait attribuer sa bienveillance envers eux comme étant le résultat d'une forte empathie provenant de sa longue enfance de misère. Ayant vécu l'abandon, peut-être voulait-il à son tour venir en aide à d'autres enfants ? Mais non, selon la Société phrénologique, ce comportement bénévole a pour origine, la forme du crâne d'Antonin Carême et donc de son cerveau. Tout s’explique !

Mais revenons-en au génie de Carême. Bien que ces analyses phrénologiques furent terriblement non-scientifiques, le seul fait de s’approprier le crâne d’un cuisinier, le fait de publier ensuite l’analyse de ce crâne confirme encore le fort intérêt porté pour le personnage de Carême. En effet, ce serait l’équivalent aujourd’hui d’étudier les cerveaux d’Alain Ducasse ou de Pierre Hermé, ce qui serait peu probable. 

On en déduit que Carême laissa une extraordinaire impression à ses contemporains – s’attirant non seulement les masses populaires qui achetaient ses livres culinaires, mais aussi les pseudoscientifiques. 

Qu’advint-il de la collection phrénologique de Dumoutier? Elle se trouve aujourd’hui au Musée d’histoire naturelle dans le Jardin des Plantes à Paris. S’il vous vient l’idée de rendre hommage au magnifique crâne d’Antonin Carême, vous pourriez peut-être vous procurer des pâtisseries afin de les déguster dans le jardin, juste avant votre visite.

  

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Envie de vous plonger dans la tête d’Antonin Carême et de vivre son incroyable parcours au temps de Talleyrand? 

Je vous invite à découvrir mon roman, Le Secret de Chantilly. (Version ebook et papier disponibles sur Amazon, Fnac et dans toutes les bonnes libraries en ligne.)

Sunday, November 7, 2021

Chronique : Althéa ou la colère d'un roi de Karin Hann



Si vous rêvez des fastes du Château de Vaux-le-Vicomte au temps de Nicolas Fouquet, si un pincement au coeur vous prend dès que l'on aborde le sujet de son injuste emprisonnement par Louis XIV, ou si vous recherchez un roman qui met en lumière le XVIIe siècle d'une manière intrigante et originale, le roman historique de Karin Hann vous enchantera. 

Je viens de terminer Althéa ou la colère d’un roi et je me dois de souligner la plume exquise de l'auteur qui s'adapte à merveille à l'époque, nous envoutant dès les premières pages. On est proche de Molière et de La Fontaine et le dialogue de Karin Hann sied à merveille : nuancé, brillant d'esprit et de grâce. Cela m'a donné l'envie de savourer ses autres livres, surtout Les Venins de la Cour, et de m’inspirer de ses élégantes tournures de phrases.

Nicolas Fouquet

Le roman de Karin Hann imagine un personnage féminin à travers lequel nous assistons à la puissance croissante, puis la chute de Nicolas Fouquet. Althéa de Braban-Valloris se retrouve  orpheline à sa naissance. Adoptée par la famille Fouquet, elle voue une tendresse à Nicolas, son père adoptif. Jeune encore, elle ne s'imagine pas le danger que cours Fouquet ni combien un roi peut s'avérer si peu noble et si fortement envieux. Car c'est bien un roi orgueilleux et jaloux que Karin Hann nous peint, à mon grand plaisir d'ailleurs.  

À la chute de Fouquet, Althéa est plongée dans l'infortune. Elle témoigne des événements bouleversants qui mènent à la perte de tout ce qu’elle a jadis aimé. Mais notre héroïne déterminée s'alliera avec l'homme qui lui a sauvé la vie pour tenter de parvenir à Nicolas Fouquet que Louis XIV a emprisonné à Pignerol. 

Au cours de cette aventure, Althéa découvre une sinistre conspiration mêlant Louis XIV, Fouquet, l'homme au masque de fer et l'ordre des Templiers. Il existe plusieurs hypothèses historiques quant à l'origine du masque de fer, et le complot que Karin Hann nous offre dans ce roman est si judicieusement ficelé, ses détails si bien recherchés que l'on est tout de suite séduit par l'idée. 

Ce roman est riche en histoire, en péripéties et ne manque pas d'érotisme. Althéa nous paraît comme une femme audacieuse et intelligente qui semble se nouer facilement avec divers personnages de la Cour dont, Anne d'Autriche, la reine Marie-Thérèse, ainsi que la piquante Madame de Montespan, et qui malgré elle, suscite aussi l'intérêt de Louis XIV. Mais le monde est aussi semé d’épines, et Althéa s'attire un ennemi redoutable là où elle ne s’y attendait pas. Cette sous-intrigue revisite le thème de la jalousie, et combien celle-ci peut mener un être humain à de pires excès.

Madame de Montespan

Mon personnage préféré est celui de Saint-Évrard qui incarne avec Mathieu de Mergenteuil et Althéa un triangle amoureux tragique dont j'ai apprécié la délicate et touchante exécution. 

Ce qui ne manque pas d'émouvoir tout au long du roman c'est cette déchéance physique de Nicolas Fouquet; vieil homme voûté et maladif vers la fin du livre, homme dont les années, le succès et la gloire furent volés. Mais si le destin de Fouquet nous attriste, du moins le roman de Karin Hann apporte une lueur d'espoir.  

Un très beau livre que je recommande fortement et qui devrait absolument vous accompagner lors de votre visite au Château de Vaux-le-Vicomte.

Château de Vaux-le-Vicomte