Alexandre Balthasar Grimod de la Reynière, cet aristocrate mal aimé de ses parents qui au temps de Napoléon, devint le premier critique gastronomique. Il publia des almanachs allant jusqu'à influencer la consommation des bourgeois dans tout l'Empire ainsi que celle des touristes Anglais.
Dans mon livre, Le Secret de Chantilly, il en fait voir bien des couleurs au jeune chef pâtissier, Antonin Carême. Informée par mes recherches, j'ai construit la psychologie de ce critique gourmand souffrant d'une difformité jugée impardonnable aux mains, et qui pour Carême, était bien l'ogre formidable dans son conte de fées imaginé. Même aujourd'hui, il faut le dire, les critiques sont souvent la terreur des artistes.
Je travaille toujours sur la traduction de mon livre en Français, mais je voulais partager ce court extrait qui m'a beaucoup divertie car en l'écrivant, j'ai puisé dans mes expériences. Dans ma vie, je n'ai pas toujours su me défendre et parer la méchanceté quand elle était dirigée vers moi. Même si mon personnage préféré dans Le Secret de Chantilly reste toujours celui de Talleyrand, c'est le comportement de Carême qui reste pour moi plus familier.
Alors allons-y, à l'époque, la rue de la Paix s'appelait rue Napoléon...
Rue
Napoléon
C'était Grimod de la Reynière.
« Monsieur Carême, lança-t-il en sortant ce cahier qu'il trainait
partout sur lui. Je dois vous féliciter pour vos croquants aux amandes. Ils sont
exquis. Croustillant à perfection. On ne trouverait pas dans tout Paris de
confiseries plus délicieuses.
— Vous devriez essayer le Croquembouche à la Chantilly, monsieur de la
Reynière », j’entonnai, surpris par son manque d'esprit acerbe à cette occasion.
Comme j’étais dupe.
« J'ai bien peur d’être un fervent admirateur des pâtisseries de Rouget,
et je n'ai en revanche pas pris grand goût à la votre qui me semble, comment
dire... plutôt lourde.
— Lourde ? Ma pâte feuilletée ? Je restai sans voix. « Allons, allons. La vexation est indigne de tout pâtissier. Mais que
vois-je ici ? » Il regarda avec étonnement les meringues que j'avais façonnées.
C'étaient d'élégantes formes pastel disposées en pyramide sur mon comptoir de
marbre – en vert, en rose, et même des meringues violettes. Elles étaient
magnifiques près de ma collection de petits fours.
Je le vis inspecter les contours de chaque meringue et je m’en
félicitais. Pour la première fois, je dévoilais ma dernière invention. Je ne m’encombrais plus de cet usage limité
qu’était la cuillère pour former mes meringues. Celle-ci engendrait souvent des
biscuits rocheux, et sans raffinement. Je les canalisais à présent. C'était
révolutionnaire. Les panneaux de glace reflétaient l'ensemble de mon affichage,
produisant un spectacle de lumières et de couleurs. De la Reynière prit des notes
dans son journal. Je souris. J'avais alors oublié ses remarques précédentes sur
ma pâte feuilletée.
Je m’aventurai, soucieux de voir ma belle pâtisserie répertoriée dans sa
liste d'établissements recommandés.
« Vous préparez une entrée pour votre prochain almanach ? je m’entendis
dire.
— Il se peut, monsieur Carême. C’est fort possible. Je compile mon
deuxième almanach que je publierai sous peu. Pourriez-vous me livrer une
dizaine de ces meringues pour une prochaine session du Jury Dégustateur ? Mardi
prochain ou peut-être le mardi suivant. Vous devrez effectuer la livraison
avant quatre heures de l'après-midi au 8 avenue des Champs-Élysées. Je verrai
ce que mes invités en pensent. »
Il avait prononcé tout cela avec une arrogante attente. Il savait très
bien que je ne pouvais pas refuser, car je serais tout de suite qualifié de désagréable,
et exclu de toute mention dans son almanach. Et tout cela si ma boutique n'était
pas d’abord salie à jamais par ses critiques meurtrières.
« Certainement, monsieur De la Reynière. Et aimeriez-vous que je vous
livre un assortiment de petits-fours ? » J'avais perfectionné ma crème aux violettes et pensais que lui et son
jury l'apprécieraient.
« Je ne peux pas dire que je m’enthousiasme pour votre pâtisserie, Carême
», répéta-t-il en examinant la boutique et prenant note du décor.
À ce moment, je sentis mon ressentiment bouillonner. Je me retrouvais
piégé par un homme qui pouvait facilement ruiner ma réputation avec ses écrits.
Mais je me contenais, luttant pour ne rien révéler de mes sentiments.
Mais De la Reynière n’avait pas fini. Soudain, après un long contrôle de
la boutique, il se tourna vers moi avec un regard suspect et, quelque peu
perplexe, il porta le coup final.
« Dites-moi, monsieur Carême, comment un garçon comme vous, venu de
rien, arrive-t-il subitement sur la rue Napoléon ? Je trouve ça plutôt étrange.
— Comment étrange ? Monsieur de la Reynière, je travaille la pâtisserie
depuis cinq ans. J'ai travaillé six ans avant cela…
— Oui, on me l’apprit. Dans une gargote.
— M. Boucher de chez M. de Talleyrand ne m'aurait pas employé s'il ne
m’en jugeait pas digne, rétorquai-je, sentant le sang rougir mes joues.
— On voudrait le croire ! »
Il semblait se moquer de moi à chaque mot.
« N’allons pas prétendre, monsieur Carême, que monsieur de Talleyrand
n'a rien à voir avec l'investissement dans votre boutique. Vous êtes tout
simplement un jeune homme très chanceux. »
Il me dévisagea avec une insolence insupportable.
« Pourtant, je me demande ce qu'un homme de votre milieu pourrait jamais
apporter à une gastronomie vieille de plusieurs centaines d'années et qui
existe depuis des siècles dans des cercles beaucoup plus élevés. Comprenez-vous
le sens de mes paroles ? Ce n'est pas dans une gargote que se fait la
gastronomie.
— C'est vrai, mais… j'ai étudié avec de grands pâtissiers, monsieur.
J'ai appris plein… » Ma voix traîna. J'eus l'impression d'étouffer et aucun mot
ne vint. Peut-être que De la Reynière avait raison.
Il vit alors que je vacillais et que je n'étais pas fait pour ça. Cette fine
repartie d'esprit en plein débat houleux – c'était son domaine. Il semblait
gagner en confiance à chaque signe de doute qu'il voyait gravé sur mon visage.
« Vous savez, monsieur Carême, je me demande encore pourquoi Talleyrand
vous aiderait pour financer cette pâtisserie. C'est assez déroutant. Un homme
comme Talleyrand est à peine connu pour son altruisme. On pourrait penser que
vous étiez le talent que tout Paris dit que vous êtes ! Mais franchement, je ne
le vois pas. »